Parabole d’un monde dédoublé
Avec Abel, son dernier roman, Alessandro Baricco revient là où il excelle : aux frontières du réel et de l’allégorie, du conte philosophique et du récit moderne. Dans une langue tendue et lumineuse, il nous livre une fable troublante sur la violence, l’ambition et la mémoire des hommes — une variation libre et puissante autour du mythe biblique de Caïn et Abel, où le fratricide prend des allures de vertige universel.
Abel, c’est l’histoire d’un homme hors norme, génie autoproclamé, bâtisseur mégalomane d’une ville surgie du désert, un personnage aussi fascinant qu’insaisissable. C’est aussi celle de Caïn, son frère, narrateur invisible, à la fois témoin, complice et juge. Dans ce roman aux allures de tragédie antique, Baricco ausculte la mécanique du pouvoir, le mythe de la réussite, la solitude des visionnaires et la brutalité des empires intimes.
L’écriture, elliptique et tendue, alterne fulgurances poétiques et silences lourds. Le style est sec, presque biblique, comme taillé dans la pierre. Le récit se construit comme un puzzle, entre flashbacks, bribes de dialogue et fragments de mémoire. Et c’est dans cet écart entre ce qui est dit et ce qui est tu que réside toute la tension du roman.
Baricco s’inspire ici de figures historiques réelles — on pense à Walt Disney, Steve Jobs ou Howard Hughes — pour composer un personnage d’Abel aussi démesuré que tragique, dont la ville édifiée au milieu du désert devient métaphore d’un monde moderne fondé sur la domination et le spectacle. Une utopie qui tourne à l’obsession, une œuvre totale où tout ce qui brille finit par brûler.
Mais plus encore qu’un portrait d’individu, Abel est une méditation sur la mémoire, la culpabilité et la trace laissée par les hommes. Ce qui nous pousse à construire. Ce qui nous pousse à détruire. Et ce que cela dit, au fond, de notre humanité.








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